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Structures de l'invisible
Art et science : dessins d'intuition, janvier 2012
Comment aborder l'inconnu, ou les frontières de la connaissance, comment éclairer le lien entre le monde matériel et immatériel dans la conscience humaine?
Les propositions libres et les interprétations de réponse à ces questions caractérisent depuis toujours le travail des artistes, mais la science est également fondée sur l'intuition, et sur l'expérimentation de ses concepts dans la matière. L'art et la science essayent de saisir le réel, le principe du monde vivant, c'est sur ce niveau qu'on peut trouver les correspondances entre eux. Quelque fois ils entrent dans le mystère des phénomènes et des formes à l'aveuglette, armés de leurs dessins, équations et hypothèses. L'espace de la pensée s'ouvre d'un coté vers le possible, probable et connu, et de l'autre coté vers l'irréel, l'étrange et du jamais vu. Tout cela fusionne et traverse le corps avant de sortir à la lumière du jour, pour devenir une forme, un dessin, un dispositif pour les prochaines matérialisations: la pensée se réalise.
L'artiste s'interroge sur les structures intérieures de la lumière, du son, de la matière et du corps, et projette ses représentations ou structures imaginaires dans l'espace, qui en est transformé.
Les liens entre ces formes et les concepts scientifiques existent, mais ne sont pas directs. La spécificité de l'approche artistique est justement dans le dépassement de tout modèle antérieur, dans la tentative de former un espace plastique unique et inédit.
Les images et les concepts de la science inspirent, fécondent certaines recherches artistiques. Devant les énigmes de la réalité, la conscience est curieuse; ne tend pas à séparer les savoirs en spécialités, mais plutôt à les relier et à penser la connaissance comme trésor commun de notre espèce. Le niveau expérimental, poétique, est celui où l'art et la science s'ouvrent mutuellement de nouveaux angles de vision, d'imaginaire et d'expérience, et cet espace de création reste libre, sans contrainte de coïncider avec la logique de chaque discipline.
Les artistes invités agissent sur ces terrains. Curieux de la science, ils imaginent et expérimentent des structures d'espace et du mouvement spécifiques, orientent vers le versant sombre de la conscience et les zones inexplorés de la connaissance. Dans le monde matériel ils introduisent les décalages, les transformations, les tensions, les renversements de perspective, et réalisent ainsi dans la dimension physique les dessins de pensées et d'intuitions.
Quel terrain de dialogue entre artiste et scientifique ?
Présentation du projet « Structures de l'invisible » au Congrès AMCSTI (2013)
Dans ce projet de livre et d'exposition, les démarches artistiques présentent des formes abstraites qui s'appuient aussi bien sur les propriétés physiques d'un espace (son étendue, sa lumière, ses proportions, sa masse d'air qui véhicule les mouvements et les vibrations....) que sur une interprétation libre de l'intériorité supposée de la matière, de ses forces et relations internes.
C'est au niveau de ces visualisations - matérialisations que les artistes entrent en dialogue avec un mathématicien et un physicien et cherchent à construire une réflexion partagée autour des notions de l'espace et de la manière dont les uns et les autres conçoivent certains rapports invisibles qui gouvernent le monde visible.
Ce terrain de dialogue se voudrait une chambre de résonances et de questionnements, qui accueillera des représentations mathématiques, physiciennes, artistiques, de la substance des choses, comme autant de figures de pensée dont le fond est le même – à savoir l'imaginaire humain curieux du fonctionnement caché du monde.
L'enjeu de cet échange est la mise en relation des hypothèses scientifiques – donc, établies comme fruit d'une recherche fondamentale sur la constitution de notre espace-temps selon les principes universellement partagés – et des propositions artistiques singulières qui mettent en scène et à l'échelle du corps des dessins qui interrogent la perception humaine de la matérialité.
Il ne s'agit donc pas d'apporter des attestations de véracité de l'une ou l'autre discipline, mais de rechercher par détour, par résonance, par contre-point, à éclairer ou à susciter la dimension philosophique et poétique d'une pensée visuelle en tant que télescope mental vers l'invisible.
Une des questions qui a été posée au Congrès a été comment une œuvre d'art pourrait-elle contribuer à la médiation des savoirs.
Rappelons-nous d'abord que certains principes mêmes d'un travail artistique conduisent plutôt à désapprendre, à rechercher l'expression inédite, à se frotter aux bords incertains des savoirs, à s’aventurer donc dans l'inconnaissance.
Si la science peut offrir temporairement un savoir universel, l'art se construit par expérience individuelle. Par conséquent, au lieu de chercher à les poser en équation, il serait plus juste de poser en contraste les manières artistiques et scientifiques de VOIR.
La manière artistique donnera à l'objet observé les dimensions subjectives, voire spirituelles, sinon sensibles, là où la science voit plus clair au prix d'exclusion de ces dimensions.
C'est pourquoi on pourrait constater que si un certain art et une certaine science puissent s'apporter quelque chose - une ouverture, une surprise, un élargissement de connaissance ou de conscience - c'est plutôt par opposition et par inversion de perspective qu'une vue nouvelle, inattendue, pourrait devenir une révélation.
Ramifications
Texte écrit pour la revue Alliage, n°63, octobre 2008, comme introduction au dossier concernant les travaux de Ramifications.
Il s'agit de remonter vers les racines pour dégager la forme initiale. Ou même, l'élement fondateur, d'avant la forme : d'où commence-t-elle? Comme s'il y avait avant tout un mouvement insaisissable d'où surgira, par une suite de coïncidendces, un principe d'assemblage et de répétition, qui deviendra la nervure d'un être, d'un espace. Mais avant de devenir il n'est que dessin, que sens de propagation. Ou bien seulement la pensée d'un sens.
Par exemple: d'une ligne deux, toujours sous le même angle, un dédoublement symétrique, constant, rassurant. Pourtant, d'imperceptibles décalages induisent la déviation. Pourtant, certaines lignes s'arrêttent à l'instant imprévu. Comme s'il y avait une résistance dans cet air originaire. Du coup, ce qui allait remplir régulièrement l'espace devient incertain. D'un principe régulier pousse chose irrégulière, dont jamais d'avance on ne saura la forme.
Avant la forme, il y a l'esquisse de son projet. Elle annonce comment une impulsion traversera l'étendue informe. Comment cet informe se verra structuré par le courant à venir. De quelle manière un sens pénétrera un milieu indifférencié. Et comment ce qui était rien deviendra quelque chose.
Les ramifications ressemblent à une telle esquisse.
On ne peut déterminer s'il s'agit du vivant, ou d'une structuration cristalline, minérale. On ne peut savoir non plus si ce n'est qu'une projection mentale d'un secret de matière ou d'un réseau immatériel. Tout ce que l'on sait c'est le caractère expansif de la poussée. On sait aussi que d'ordinaire cette structure interne nous reste invisible. Que d'ordinaire on ne peut extraire seule la forme du mouvement d'un devenir.
Il nous reste de tendre des pièges, des capteurs, qui saisiront un fragment, éclaireront un instant de la structuration. Et ce saisissement la rendrait immobile pour en faire l'objet de contemplation.
Les capteurs - métal, papier, peinture - surfaces sensibles où s'impriment les traces d'une traversée plus vaste aux dimensions innconues. Si ce ne sont les lentilles agrandissantes d'un évenement plus microscopique? Sinon des espèces de filtres dont le rôle serait d'extraire de l'ensemble de courants entremelés dans l'invisible, un seul, celui qui obéit à la contrainte de dédoublement, sous un angle constant.
Toujours est-t-il, quelle qu'en soit la nature, quelles qu'en soient les correspondances, qu'un espace s'ouvre hors la surface, et hors la verticale et l'horizontale que forment le mur et la fenêtre, ou encore l'homme debout et son regard. L'empreinte d'eau ou de lumière révèle le dessin d'un mouvement possible. Il continue son arborescence dans la pensée...
Avant le mot
Texte de présentation de l'exposition "Avant le mot" à l'Université des lettres à Nice, en 2007
la matière tendre et diffuse
toute en fondues fluctuations
et soudain
une forme mentale s'en dégage
dure comme nombre ou parole
Ce travail est une ramification d'une recherche plus large, portée par le questionnement de la vue comme moyen premier de l'expérience, et en négatif, de l'invisible qui sous-tend, ou même conditionne le visible. Le thème central de cette recherche est la lumière, et dans la plupart des travaux c'est la lumière réele, physique, qui construit - ou déconstruit - un espace, qui en devient un espace plastique.
Dans la série d'oeuvres présentée ici, il s'agit en quelque sorte de l'envers de la lumière. Comme des vues à travers la surface connue vers d'autres échelles de l'existant, comme un milieu informe, un autre état de la même substance, qu'un rayonnement révèle au delà du spectre solaire, et qui demeure innommé.
Devant toute chose, la pensée s'active et cherche l'accès. Mais comment lire quand il n'y a pas d'image, ou plutôt - comment voir hors image? Il nous reste à sentir l'informe, à sonder le sensible, à en saisir les résonnances, ou même - à traduire le flou en intelligible...tout un processus, tout un territoire secret, avant la lumière, avant le mot.
Phisique et peinture
Texte proposé pour l'exposition "Transitions" à la Bibliothèque scientifique du Commissariat de l'energie atomique - CEA Cadarache, juin 2008
Les questions d'invisible ont toujours intéressé les peintres.
Bien sûr, il ne s'agit pas exactement du même invisible que celui traité par les physiciens, cherchant à saisir la structure et les principes de la matière dans ses échelles les plus microscopiques et les plus macroscopiques. Il ne s'agit pas non plus des mêmes niveaux de pensée : quand la vérité dans la physique est conditionnée par la séparation des jugements rationnels des sensations subjectives du chercheur, la peinture est issu de l'irrationel, de la relation longtemps mystique entre l'homme et son univers, qui se dérobe à la connaissance.
Ainsi, l'invisible qui sous-tend la peinture est multiple, et relie dans l'intériorité subjective du peintre ce qui échappe à la vue avec ce qui échape à la connaisance. Et ce qu'une peinture donne finalement à voir, est-ce une image de la raison qui a traversé les contrées de l'irraisonnable.
La peinture est un espace, dont la tension tient à ses données plastiques, mais aussi à la relation entre la forme et l'informe, entre le visible et l'invisible, entre le reconnaissable et inconnaissable.
Le scientifique et l'artiste observent les mêmes qualités physiques du visible, mais ils les utilisent différement. Tandis que le physicien traduit ces observations en langue commune de la physique, l'artiste en invente toujours de nouveau sa propre langue: hors la parole, et hors les significations de la langue courrante, hors explication savante.
Par delà des domaines de pensée spécifiques, une même question se pose à l'un et à l'autre - comment saisir ce qui échappe et paraît l'insaisissable?
Entrevoir
Extrait du texte de présentation de l'exposition "Entrevoir", à l'Attrape-couleurs, Lyon, juin 2004
Comment regarder, sans tout de suite donner un sens à ce qui est regardé, un nom, une raison. Ou encore - le relier à une reférence, à une autre chose déjà vue. Ces opérations, si naturelles et spontanées soient-elles, s'éloignent dans l'instant même de la réalité physique, atomique, lumineuse, qui remplit les yeux. Ainsi une partie de la vue, sa partie substantielle et silencieuse, est effacée au profit de l'autre, qui parle et signifie. L'invisible voile autant ce qui échappe à la vue que ce qui échappe à la raison - il contient ce que ne voit pas le regard lisant, car il préfère la traduction mentale à la langue de lumière, puis, ce que l'oeil humain ne peut percevoir - les particules et courants en mouvement ou les longueurs d'ondes dépassant le spectre solaire.
Comme le visible dont la projection dans la pensée occupe l'imaginaire, l'invisible est aussi en relation avec une part de la conscience. Une présence sensible qu'on éprouve sans preuves. Une question d'innommable.
Langue de points
Texte relatif aux peintures et installations dont les éléments sont des points (2006-2008)
Points de touche points de prise
pour acceder aux espaces
aux formes diffuses et structures énigmatiques
tel le fond de la matière brume d'atome
sinon les étendues inconquises
dans l'infini cosmique dans l'être humain
zones d'ombre s'apparentent-t-elles
dans l'échange fondateur entre la pensée et la matière
et quelle ressemblance entre le paysage sensible
et les envers du savoir
La connaissance a ses outils pour aborder
étrange et incompréhensible
elle sonde et prélève
elle fait signe au méconnu
pose ses points pour tâter
dans l'invisible ses points sont ses yeux
ses bulles de transmission vers l'air de la tête
les billes qui roulent entre la pensée et l'impensé
messagères d'ombre essentielle
© Martina Kramer, 2014
martinakramer@orange.fr
photographies: Jean de Breyne, Jacques Huissoud, Martina Kramer, Fedor Vucemilović (pour Galerija Karas), Boris Cvjetanović (pour Galerija Klovićevi dvori); réalisation du site: Darko Kramer